Chapitre XXVI
Il était près de midi quand, quittant la rive du Lac de Hali, Mikhail dirigea son cheval vers le nord, suivant un fil d’énergie qui, partant de son cœur, l’attirait comme un aimant. Ce n’était pas aussi puissant que l’appel l’avait été, mais avait la même urgence.
Marguerida avait à peine parlé depuis leur rencontre avec Robard MacDenis. Il ne savait pas si c’était parce qu’elle était trop furieuse ou trop épuisée. D’après son estimation, ils étaient en selle depuis six heures – dont trois heures de galop au départ de Hali – sans véritable halte.
Ils traversaient une région moins dévastée que le voisinage de la Tour. Il y avait des herbes qui poussaient, des plantes et des arbres familiers et, de temps en temps, un chant d’oiseau. Un petit animal détala devant eux. Il ne vit qu’un éclair de fourrure brune et des yeux noirs, qui disparurent avant qu’il ait même pensé à l’attraper. Mikhail en éprouva un grand soulagement, car il avait commencé à croire que toute la campagne était stérile. La vue de végétaux connus – pousses vert pâle du millet sauvage, fleurs bleues du lin – était immensément rassurante.
Il sentit l’humeur sombre de Marguerida se dissiper un peu. Il soufflait une légère brise chargée d’odeurs de terre humide et de végétation, et le soleil leur réchauffait le dos. Il vit quelques nuages venant du nord, et sut qu’il pleuvrait le soir. Il fallait trouver nourriture et abri d’ici là. Son estomac avait cessé de se plaindre et, bien qu’il eût toujours faim, il n’y pensait pas trop. Son souci principal, c’était d’arriver à la destination où il se savait attendu.
— Tu as idée de l’endroit où nous allons, ou bien tu te contentes de suivre ton flair, Mik ?
— J’ai l’impression d’être attiré quelque part, Marguerida, mais je ne peux pas t’en dire plus.
— Parfait. Où que ce soit, j’espère qu’il y aura à manger. C’est loin ?
— Aucune idée, et aucun moyen de deviner. Je suis désolé que tu aies dû…
— Ne t’excuse pas, Mik. C’était indispensable, et tout en détestant l’usage de la Voix, je suis contente d’être suffisamment entraînée pour la maîtriser. Si cela était arrivé avant mon séjour à Neskaya, j’aurais aussi bien pu tuer Amalie et ce brave homme, ou les rendre fous. Ce qui me gêne le plus, c’est que ça me rappelle ma possession par Ashara.
— Je ne te suis pas.
— Tu ne comprends donc pas que la voix de commandement prend temporairement possession d’une personne ! C’est essentiellement ce que j’ai fait avec le petit Donal l’été dernier ; j’ai possédé son esprit et je l’ai envoyé dans le surmonde. D’après Istvana, il y a plusieurs moyens d’effectuer la possession, mais la Voix est le plus simple, le plus rapide et le plus efficace.
Elle se tut une minute.
— Le pire pour moi, c’est que ça devient à chaque fois plus facile. Je pressens que ce pourrait devenir si aisé que je serais tentée de m’en servir, que ce soit indispensable ou non. Et je soupçonne que c’est ce qui lui est arrivé, à elle. Elle s’est habituée à voir toutes ses volontés satisfaites, et alors… c’est peut-être devenu comme une drogue ? Au moins, en influençant l’esprit d’Amalie, là-bas, j’ai compris que, lorsque Ashara était à Hali, elle donnait des ordres à tous, sans se soucier s’ils étaient bons ou mauvais. Elle avait perdu quelque chose… je ne sais pas quoi. Et je voudrais bien le savoir, pour ne pas l’imiter par inadvertance.
— À ce que nous savons, c’était la première Gardienne, Marguerida. Et je crois que c’est elle qui avait institué la coutume du célibat. Ce qu’elle a perdu, c’est peut-être l’occasion d’être une femme, d’aimer et d’avoir des enfants.
— Oh, je t’en prie ! dit-elle, d’un ton brusque et irrité. Tu parles comme Ariel !
Marguerida se tut, réfléchissant.
— Il faut lui accorder cela, elle a bien choisi son moment !
Elle aboya un bref éclat de rire, ressemblant à ceux de Lew Alton, mais sans aucun humour.
— Mais tu as peut-être raison ; ses luttes pour devenir Gardienne ont pu la rendre impitoyable. D’où t’est venue cette idée ?
— Léonie Hastur, qui fut la dernière Gardienne virginale à Arilinn, était, selon tous les témoignages, une femme très triste. À Arilinn, nous avons un mémoire que Damon Ridenow écrivit dans sa vieillesse. C’est une lecture pénible, car il avait des remords d’avoir agi comme il l’avait fait, et surtout de penser que les façons de faire de l’époque avaient mutilé Léonie, qu’il adorait.
— Je ne savais pas qu’il avait écrit autre chose que le journal qui est à Arilinn. Il ne contient pas grand-chose de personnel. Oncle Jeff m’a laissé y jeter un coup d’œil, et je l’ai trouvé intéressant, mais monotone. Je n’imaginais pas qu’il y avait autre chose. Oncle Jeff ne m’en a jamais parlé.
— Non, bien sûr. Le texte d’Arilinn est destiné au public, parce qu’il traite des découvertes de Damon sur la nature des matrices – et je donnerais beaucoup pour savoir ce qu’il penserait de la tienne, ma chérie. Le mémoire d’Armida, c’est différent. Je ne sais pas pourquoi il l’a écrit, ni pour qui, à part lui-même. Je l’ai trouvé par hasard, dans la bibliothèque, coincé entre un livre de l’époque de Kennard Alton, et une géographie de Terra, sans doute apportée par Andrew Carr. La reliure ne porte aucune mention ; c’est juste la réunion de pages de l’écriture serrée de Damon. Je l’ai lu, enfin, la plus grande partie, puis je l’ai montré à Liriel. Elle le conserve dans son antre d’Armida avec ses autres trésors. Demande-le-lui quand nous rentrerons.
Ces dernières paroles lui glacèrent le sang. Et s’ils ne rentraient jamais ?
Mikhail sut qu’elle pensait la même chose, mais elle demanda simplement :
— Que dit-il de Léonie Hastur ?
— Attends que je réfléchisse. Il regrettait qu’elle n’ait pas eu l’occasion d’être tout ce qu’elle aurait pu devenir, qu’elle n’ait eu d’autre choix que d’être leronis parce qu’elle avait commencé très jeune. Même aujourd’hui, nous avons toujours tendance à penser au laran d’abord et à la personne ensuite, tu sais.
— Je ne le sais que trop, Mikhail, dit-elle avec une amertume qui n’échappa pas à son compagnon. C’est l’état d’esprit d’Arilinn, et je le déteste. J’avais parfois l’impression que la seule chose qui comptait, c’est que j’avais le Don des Alton – comme si tout ce que j’avais fait dans le passé ou pouvais faire dans l’avenir n’avait pas d’importance, hormis ce seul Don. Ça me donnait l’impression de n’être qu’un tabouret !
Malgré le sérieux de Marguerida, il ne put s’empêcher d’éclater de rire. Il la vit froncer les sourcils, et dit vivement :
— Tu ferais un bien pauvre tabouret, Marguerida. Et pourquoi choisir ce meuble en particulier ?
Elle réfléchit un instant.
— Parce qu’un tabouret a des pieds, mais qu’il ne marche pas, je suppose. Il reste à la même place, et se laisse utiliser par les autres ! Il ne rejette jamais quelqu’un parce qu’il a des bottes boueuses ou les pieds malodorants. Et parce que c’est un objet, et que j’ai eu l’impression d’en être un pendant le temps, heureusement bref, où je suis restée là-bas. J’étais un objet de curiosité et d’envie, et jamais, au grand jamais, une personne, avec mes propres idées et ambitions. C’est sans doute exagéré, mais c’est ce que je ressentais.
— Tu te sentais entravée ?
— Absolument ! Mon choix semblait se limiter soit à rester à la Tour pour le restant de mes jours, soit à me marier et à consacrer ma vie à mes rejetons afin de conserver le Don des Alton ou tout autre don tapi dans mes gènes. Je commençais à avoir le sentiment que je n’étais plus un être humain, mais un simple véhicule à transmettre le laran.
— Et à Neskaya ?
— Istvana est une femme très subversive.
Elle remarqua son étonnement.
— Curieux choix de mot.
— Je ne trouve rien de meilleur. Elle n’attend pas de quelqu’un qu’il fasse exactement ce qu’elle lui dit, et elle a des idées à elle qui choqueraient probablement ceux d’Arilinn. Je n’ai pas assez d’éléments pour en dire plus. Je sais seulement que les Tours d’Arilinn et de Neskaya sont à des mondes de distance.
— Peux-tu me donner un exemple ?
Il était fasciné, et heureux de concentrer son esprit sur autre chose que son inquiétude lancinante.
— Istvana encourage l’innovation et la discussion. Imagines-tu Camilla MacRoss demandant à ses élèves de parler de leurs expériences ?
— Non, en effet.
— À Neskaya, il y avait beaucoup de discussions, sur tous les sujets, comme lorsque j’étais à l’Université. Je me souviens de l’une d’elles, sur l’éthique de la télépathie, qui a continué pendant trois soirées, entre moi, Caitlin Leynier et Baird Beltran. Nous ne sommes jamais arrivés à une conclusion, mais nous avons disséqué le problème à fond. Un soir, Beltran a adopté la position selon laquelle toute forme d’échange mental était un viol – il aime les idées extrémistes – de l’intimité, même si les deux personnes sont d’accord pour communiquer ! Et ça m’a fait beaucoup réfléchir, vu que le Don des Alton a une forte composante de coercition.
— Comment a-t-il pu défendre ce point de vue ? dit Mikhail, à la fois curieux et stupéfait.
Quel genre de Tour gouvernait donc Istvana ? Puis il réalisa qu’avant de rencontrer Emelda, il partait du principe que l’éthique du laran était simple et directe. Il se sentit plus qu’un peu mortifié de son innocence et de sa naïveté.
— En affirmant que personne ne connaît suffisamment son propre esprit pour donner un consentement informé à la télépathie. Il dit qu’elle contient toujours un élément de coercition, caché ou non. Et l’élément le plus intéressant de cette discussion, c’est qu’elle se déroulait un peu en paroles, mais surtout par la pensée. Caitlin et moi, nous avons réalisé qu’il nous avait obligées à examiner en profondeur toutes nos idées sur le laran.
Mikhail éprouva un pincement de jalousie. Il n’avait jamais rencontré ce Baird, mais il l’enviait parce qu’il avait eu une telle discussion avec Marguerida et pas lui. Peu importait, non ? Ils étaient ensemble maintenant, et c’est cela qui comptait. Alors, pourquoi se sentait-il si esseulé ?
— Je suis désolé de ne pas y avoir pris part.
— Moi aussi, parce que, pendant que nous parlions, je me disais tout le temps que ce serait si bien si tu étais là. Parfois, je suis frustrée que tant de Ténébrans soient si étroits d’esprit. Et réactionnaires, ajouta-t-elle sombrement.
— Nous avons eu des milliers d’années pour apprendre ce qu’est le laran, mais nous en avons toujours un peu peur, parce que nous savons qu’il peut être mal utilisé. Alors, nous nous en tenons à ce qui a marché dans le passé en essayant de ne pas faire trop de fantaisies.
Il s’éclaircit la gorge, et reprit :
— Nous aimerions penser que nous sommes civilisés, et non barbares comme le croient les Terranans parce que nous refusons d’utiliser leur technologie tant vantée. Et nous sommes très polis pour la plupart, parce qu’une communauté télépathique ne pourrait pas survivre sans politesse.
Il tendit le bras vers un petit cratère, à une centaine de pas de l’étroit sentier, et qui luisait faiblement, même en plein jour.
— Voilà ce qui arrive quand nous renonçons à la politesse. La vérité, c’est que nous avons de bonnes manières, sans être civilisés au sens terrien du terme. Tous les hommes sont des loups qui cherchent à se faire passer pour de bons toutous.
— C’est une idée assez déprimante, Mik, et assez proche de ce que disent certains à l’Université. Peut-être même que c’est vrai !
— Oui, c’est vrai. Mais je serai moins lugubre quand nous arriverons à destination ou que j’aurai quelque chose dans l’estomac, selon ce qui se présentera en premier.
Silencieux et las, ils continuèrent encore une demi-heure, ruminant des idées de victuailles.
— C’est une maison, là-bas ? dit soudain Marguerida.
— Quoi ? dit-il, debout sur ses étriers pour mieux voir. On dirait une ruine.
— Zut ! s’écria-t-elle, déçue.
— Chut !
Mikhail scrutait le terrain devant eux, avec une intensité qui commençait à lui faire pleurer les yeux. Un instant il voyait une structure calcinée, et l’instant suivant, il aurait juré qu’il voyait de la fumée sortir d’une cheminée intacte. La chose tremblotait et se métamorphosait sous son regard.
Il renifla, mais ne perçut aucune odeur de fumée. Par éclairs, il continua, à voir une maison aux mars blancs. Mais de la ruine ou de la maison, laquelle était illusion, il ne parvenait pas à le déterminer.
Mikhail avait entendu parler de voiles générés par les matrices, qui déformaient lumières et ombres. Il connaissait l’existence de ces voiles illusoires, mais il n’en avait jamais vu et tendait à penser qu’ils étaient légendaires. Tomber dans les filets d’une matrice-piège était bien la dernière chose qu’il leur fallait ! Et dans l’époque où ils se trouvaient, ces matrices n’étaient pas un souvenir de légende, mais une réalité active et dangereuse.
Puis, il comprit soudain qu’ils arrivaient à leur destination. Cette certitude se répandit dans tout son être comme un fluide bienfaisant, dissipant ses craintes. Malgré tout, il déglutit avec effort. La maison n’avait pas l’air accueillant.
Quittant le sentier, ils se dirigèrent vers la bâtisse. Plus ils en approchaient, plus elle paraissait vide et déserte. Il voyait des murs en ruine, une cheminée effondrée, des herbes folles poussant entre les pierres calcinées, des jattes cassées noircies par la fumée.
Les entrailles nouées, les phalanges blanchies par la tension, il sentait la sueur couler dans son dos malgré la fraîcheur du jour. Avait-il été traîné vers le passé à travers les siècles pour trouver ça ? se demanda-t-il, hésitant entre ses doutes et le sentiment de réaliser sa destinée. Il avait l’impression d’être pressé entre deux pierres, et il voulait se libérer de ce poids. La seule façon d’y parvenir, c’était d’avancer.
Ils arrivèrent devant le mur de clôture entourant la maison, haut seulement de quelques pierres maintenant. Regardant par dessus, il ne vit qu’un espace vide parsemé de débris divers. Puis une souris sortit de sous les herbes poussant à sa base, détala dans le feuillage, et disparut. L’impression de désolation était poignante.
Le silence était total, l’absence de son surnaturelle. Et la maison ne donnait pas la sensation d’être vide, ni aucune sensation qu’il ait jamais éprouvée. Quoi qu’elle fût, elle n’appartenait pas à la réalité telle qu’il la connaissait, et il en restait perplexe. Avant qu’il ait pu décider ce qu’il allait faire, le cormoran quitta le pommeau de sa selle, vola par-dessus le mur, et s’évanouit, comme la souris.
Un instant il était là, et l’instant suivant il avait disparu, comme s’il n’avait jamais existé. Pourtant, rien ne donnait à penser que l’oiseau avait traversé le voile d’une matrice-piège. Le cœur de Mikhail s’accéléra, son sang se glaça dans ses veines. Le cormoran reparut quelques minutes plus tard, franchit le mur bas avec un rauque croassement, et Mikhail fut immensément soulagé, et furieux de sa réaction. Il abhorrait cette peur, l’étranglement de sa gorge, les frissons de sa chair et, par-dessus tout, son sentiment d’impuissance, et il s’en voulut de sa faiblesse.
L’oiseau se posa sur son épaule et, tournant la tête, lui mordilla tendrement l’oreille de son bec, puis sembla lui dire quelque chose en une sorte de roucoulement guttural.
— Il veut que nous passions le mur, je crois, dit Mikhail, la voix tendue, la bouche sèche.
Il sentit ce tiraillement s’exerçant sur son cœur, ce curieux lien d’énergie qui se manifestait depuis son départ de Hali. La sensation n’était plus supportable, comme naguère encore, mais brûlante, pas exactement douloureuse, mais pas agréable non plus. Ils étaient arrivés à destination. Pourquoi cette répugnance à avancer ?
Il démonta avec raideur, les cuisses endolories, puis il demeura immobile près du rouan, haletant, combattant la peur qui menaçait de l’étouffer. Ses genoux tremblaient, l’empêchant de faire un pas de plus.
Marguerida démonta et vint se placer près de lui, et il perçut l’odeur de son parfum, mêlée à une odeur de cheval, de sueur et de soleil. Il la regarda, avec sa chevelure ébouriffée, à moitié échappée de la barrette papillon du bal, et les traces noires que ses doigts avaient laissées sur son front quand elle avait repoussé ses cheveux en arrière. C’était très rassurant, très réel et ordinaire.
— Est-ce qu’on attend un carton d’invitation pour entrer ?
Malgré sa nervosité, il sourit à cette question ironique. C’était bien de sa Marguerida, sa bien-aimée ! Elle n’était pas dépourvue de craintes, il le savait, et le seul nom d’Ashara Alton avait encore le pouvoir de la faire trembler. Mais elle était là, pleine de curiosité et, soupçonnait-il, prête à sauter dans les enfers de Zandru si nécessaire.
— Non, mais je suis… j’allais dire prudent. Mais ce n’est pas ça, Marguerida, j’ai l’impression que, dès que j’aurai avancé, je ne serai plus jamais le même, et je ne suis pas sûr…
— Tu réfléchis à deux fois ?
— Et même à trois ou quatre. Je n’ai pas peur exactement. Je ne peux pas expliquer ce que je ressens.
Elle glissa sa main droite sous son bras et se blottit contre lui.
— Sur Zeepan, il y a un endroit très célèbre appelé le Jardin des Transformations. On dit qu’après y être entré, on n’est plus jamais comme avant. Les pèlerins y affluent, mais beaucoup n’entrent pas, parce qu’ils ont peur de ce qu’ils pourraient devenir, et ils renoncent à la dernière minute. Et ceux qui entrent sont Incapables de décrire leur expérience.
— On dirait que tu as une chanson ou une histoire pour toutes les occasions. Et tu as raison. C’est exactement ce que j’éprouve en ce moment. Comment le savais-tu ?
Elle haussa les épaules.
— J’ai étudié la musique folklorique, murmura-t-elle, comme si cela expliquait tout.
Il la sentait trembler contre lui, et elle prit une inspiration tremblante.
— Quoi qu’il arrive, n’oublie pas que tu seras toujours Mikhail Hastur, et que je serai toujours Margaret Alton. Et je t’aimerai toujours, en dépit de tout !
— Eh bien, allons-y.
Mikhail marcha vers le mur, un peu hagard par manque de souffle, le front couvert de sueur. Marguerida se mordait les lèvres, et une goutte de sang brillait sur son menton. Elle s’essuya le front et passa la main dans ses cheveux en désordre.
— Pouah ! C’est encore pire que l’arrivée à Hali !
Mikhail approuva de la tête et regarda autour de lui. Il se trouvait sur une pelouse bien entretenue. Pourtant, elle n’était pas verte, mais d’un rose étrange, et parsemée de petites fleurs qui oscillaient sur des tiges graciles. Il savait que les seuls végétaux de cette couleur poussaient près du rhu fead, la chapelle proche de la Tour de Hali, à des miles de cet endroit. Il n’avait jamais visité ce lieu sacré, mais il en avait entendu assez de descriptions pour être plus qu’un peu perplexe.
Devant lui, ce n’était pas la ruine calcinée ni la ferme qu’il avait vues de loin, mais une construction ronde et basse en moellons, couverte d’un toit de tourbe, aux murs disparaissant sous la vigne vierge. Un parfum de lavande et de balsamine flottait dans l’air. Quelques conifères se dressaient non loin, projetant leurs ombres sur le sol et les pierres.
Mikhail regarda par-dessus son épaule, cherchant des yeux les chevaux, mais il ne vit qu’un léger chatoiement, comme une brume argentée. De nouveau, le cormoran lui mordilla l’oreille.
— J’espère que tu sais ce que tu fais, dit-il à l’animal.
Le cormoran répondit d’un battement d’ailes.
Ils avancèrent lentement vers la bâtisse, tous deux répugnant à y entrer. Marguerida avait glissé sa main dans la sienne, et il la sentait trembler. Il avait l’impression d’être tout petit, comme s’il était redevenu un enfant. La scène était étrange, paraissait être une illusion, mais il sentait des odeurs de végétation, de pierre, do mousse, et celle, âcre, de la tourbe. Comment une chose pouvait-elle être à la fois réelle et imaginaire ?
Au moins, il n’y a pas de pattes de poulet.
Quoi ? Cette pensée de Marguerida n’avait aucun sens, mais il y perçut une nuance d’humour.
C’est un vieux conte, avec une maison qui a des pattes de poulet, et qui est habitée par une vieille sorcière qui se déplace dans un mortier et y écrase les enfants pas sages avec un pilon.
Voilà une pensée réjouissante. Parfois, je regrette que tu aies, l’esprit si plein de faits intéressants, ma chérie. Certains sont très perturbants.
Je sais. Mais je suis comme ça.
Mikhail ne voyait aucune fenêtre dans la maison en forme de dôme et, bien qu’il foulât de l’herbe rose, il était certain que ce n’était pas le rhu fead. Quelque chose trompait sa vue, semblait-il. Mais il était où il devait être, et cela le détendit un peu. Pourtant, tout était mystérieux, et il aurait bien voulu être ailleurs.
Il fit lentement le tour de la bâtisse, et trouva enfin une étroite ouverture d’où sortaient de la fumée et de bonnes odeurs de nourriture. L’eau lui monta à la bouche, et il déglutit.
On frappe, on appelle ou quoi ?
On frappe où ? Il n’y a pas de porte. Et l’odeur me rend fou !
Moi aussi, Mik. Espérons qu’il n’y a pas une sorcière à l’intérieur, remuant son chaudron en nous attendant pour le dîner – son dîner !
Ne dis pas de bêtises !
Pardonna-moi Mik. Je suis fatiguée et effrayée, et quand j’ai peur, mon imagination se déchaîne !
Mikhail nota avec quelle facilité elle reconnaissait sa frayeur, regrettant de ne pas être comme elle. En cet instant, il ne se sen tait ni brave ni viril, mais il parvenait à peine à se l’avouer, et encore moins à Marguerida. Pendant une ou deux respirations, il laissa ses craintes faire écho à celles de Marguerida, puis il les refoula impitoyablement.
Mikhail se força à entrer dans l’étroite ouverture, s’attendant à le retrouver dans le noir, mais il déboucha dans une sphère de Clarté, si vive qu’elle l’aveugla au premier abord. Il entendit Marguerida trébucher derrière lui, et la soutint de la main.
Ses yeux s’adaptèrent rapidement à la lumière et il vit une pièce unique, au sol et aux murs de pierre nue. Mais ce n’étaient pas des pierres ordinaires. Elles ressemblaient à du verre, et une lumière bleue en émanait. Il sentit Marguerida trembler à son côté.
Mik, je n’aime pas cet endroit. Il me rappelle cette salle… cette salle d’Ashara dans la vieille Tour ! Elle me brûle ! Ma main gauche est en feu… sauf que ça ne me fait pas mal !
Je sais. Tout mon corps me donne l’impression d’être tiré dans plusieurs directions à la fois.
Il lui saisit le bras et se remit à inspecter la salle. De l’autre côté de la pièce, il distingua une longue couche qui disparut quand il posa les yeux sur elle et reparut à un autre endroit. L’effet donnait le vertige. Tout bougeait et changeait de place, et il eut envie de vomir. Pour maîtriser ce réflexe, il ferma les yeux. À travers ses paupières, il sentit la clarté se modifier, s’atténuer. Il rouvrit enfin les yeux et regarda autour de lui. Il ne s’était pas trompé : la lumière s’était assourdie. Son trouble s’évanouit. La couche ne se promenait plus, mais restait à sa place. Il vit une cheminée contre un mur, et quelqu’un debout devant, qui remuait une marmite. Cela ressemblait trop aux histoires de Marguerida pour son goût, mais il ne ressentit aucune appréhension. Il devait faire confiance à son instinct, et il s’aperçut que c’était plus difficile qu’il ne l’aurait cru.
Mais l’agréable odeur de fumée et de nourriture le détendit un peu. Il remarqua d’un côté de la pièce quelques chaises instables autour d’une table branlante où le couvert était dressé. Lentement, il expulsa l’air de ses poumons.
Quelque chose remua sur la couche, et Mikhail frissonna. Clignant des paupières, il y vit un homme allongé, sous des couvertures, Seul le mouvement imperceptible des couvertures, se soulevant et s’abaissant tour à tour lui apprit que la personne était vivante, et non morte.
Mikhail s’avança sans réfléchir, attiré par la couche, ses bottes crissant sur les pierres lumineuses. Il réalisa soudain qu’il sentait l’odeur de la fumée, mais qu’il n’entendait pas le crépitement du feu, et que, à part le léger bruit de son souffle, il régnait un silence total. Il eut à peine une pensée pour Marguerida, dont il sentait pourtant l’hystérie croissante et les efforts pour la dominer.
Il s’approcha du gisant et baissa les yeux sur un visage vieux et usé. Il avait les caractéristiques des Ridenow, les cheveux clairs et le nez court. La peau diaphane était ridée et les muscles avachis. L’homme paraissait dormir, respirant à peine.
Puis les paupières s’ouvrirent lentement, et Mikhail se retrouva devant deux yeux bleus, clairs comme de l’eau de roche. Lu bouche ridée se tordit en un sourire, découvrant des dents larges et des gencives roses.
— Bravo, Mikhalangelo. Chère Margarethe, ne crains rien. Ce lieu n’est pas celui de votre tourment.
Ces mots rompirent le silence surnaturel, et le crépitement du feu devint soudain audible.
C’était la voix qui les avait appelés à travers les siècles, mais elle ne paraissait plus si grave. Mikhail fixa le vieux visage, s’efforçant d’en imprimer tous les traits dans sa mémoire. L’homme était-il réellement là ? Machinalement, Mikhail se mit à le monitorer, et s’aperçut que c’était bien un être humain, et pas une illusion.
— Salutations, Dom.
— Je voudrais me lever, mais je ne peux pas. J’ai usé mes dernières forces à vous amener ici, et je n’étais pas certain de… réussir.
La voix défaillit d’épuisement.
Près de lui, Marguerida se raidit. Il la sentit toucher mentalement le vieux malade, mais sans transmettre de paroles. Ce fut comme un courant d’énergie qui le frôlait, si vite qu’il douta de ses sens.
Marguerida le poussa brusquement, sourcils froncés, s’agenouilla près du lit, ôta le gant de sa main gauche et la referma sur la gorge de l’homme, comme pour l’étrangler. Frappé de stupeur, Mikhail tendit le bras pour la tirer en arrière.
Non, Mik ! Pas un mot : je sais ce qu’il faut faire !
À contrecœur, Mikhail lui lâcha l’épaule, et recula d’un pas. Il vit alors qu’elle ne touchait pas la peau ridée de la gorge, et au bout d’une minute, il perçut que l’énergie avait changé, que l’homme respirait mieux et avait repris des couleurs.
Marguerida retira sa main, si pâle qu’elle semblait avoir perdu tout son sang, et voulut se relever. Mikhail la rattrapa avant qu’elle ne s’effondre sur les dalles.
— Ce n’est pas une chose à faire l’estomac vide, marmonna-t-elle, posant la tête sur son épaule.
Elle se frictionna le front et ajouta :
— Mais je crois que ce ne serait pas mieux avec l’estomac plein.
— Tant de puissance ! Je ne m’en doutais pas.
Le vieillard leva sur elle des yeux presque brillants.
— Merci, Margarethe – même si ta méthode est un peu rudimentaire.
Marguerida redressa la tête et le foudroya.
— Je savais à peine ce que je faisais, grommela-t-elle, bourrue, l’air content et irrité à la fois.
Puis elle agita les doigts de la main gauche, nus au-dessus de la mitaine trempée de sueur.
— Je n’ai pas encore appris à me servir de ça.
— Tu t’en tires mieux que tu ne penses. L’homme soupira.
— Il me reste tant de choses à faire, et si peu d’heures devant moi.
— Alors, tu ne devrais pas perdre de temps, dit-elle sèchement. L’homme gloussa doucement à cette rebuffade.
— Je suis Varzil Ridenow, et je vous ai fait remonter le temps.
— Nous l’avions compris. Mais pourquoi ?
Mikhail attendit la réponse à sa question, regardant Varzil sortir une main de sous ses couvertures. Une énorme bague scintillait à son doigt, dont le chaton était formé de la plus grosse matrice qu’il ait jamais vue sur un être humain. Ses scintillements l’éblouirent, et il dut détourner les yeux pour ne pas être aveuglé.
— Voilà pourquoi.
— Ta matrice ?
— Oui. Je dois te la donner avant de mourir.
— Tu ne peux pas me donner ta matrice ! Cela nous tuerait tous les deux !
— Vraiment ? dit Varzil, l’air amusé. Comme la clé de voûte a tué ta compagne ?
— Ce n’est pas la même chose ! Ce qu’a Marguerida, c’est… enfin, je ne sais pas exactement ce que c’est. Même si j’étais là et que je l’ai aidée à la tirer de la Tour des Miroirs. Elle vient du surmonde, et non pas de…
Mikhail hésita, ne sachant comment terminer.
Comme l’Épée d’Aldones, la bague-matrice de Varzil le Bon était un sujet de légendes. Et l’Épée n’était que cela, une légende, jusqu’au jour où Régis l’avait brandie contre la Matrice de Sharra. Mais l’anneau de Varzil avait disparu, et malgré les histoires qu’il avait inspirées, personne ne savait ce qu’il était devenu.
Mikhail se baratta l’esprit en vain. Il y avait trop de choses à assimiler en même temps, et il n’avait pas le temps de réfléchir calmement. Varzil lui communiquait un sentiment d’urgence – d’urgence et de nécessité. Il sentit la rancœur monter en lui. C’était encore pire que Régis lui mettant la Régence sur les bras sans lui demander son avis. Cela pouvait le tuer !
— C’est exact.
La voix de Varzil le fit sursauter.
— Cela pourrait te tuer, mais ça ne te tuera pas.
Le cormoran quitta l’épaule de Mikhail et se posa sur l’oreiller, au-dessus de la tête de Varzil. Mikhail s’efforçait de comprendre la situation, la tête bourdonnante comme un essaim d’abeilles en colère.
— Pourquoi veux-tu me donner ta matrice ? parvint-il enfin à demander.
— Parce que je ne dois pas la laisser derrière moi après ma mort : Ashara Alton tenterait de s’en emparer et, si elle réussissait, elle pourrait retourner à Hali. C’est sa grande ambition, et il faut l’empêcher de la réaliser !
— Pourquoi ? dit Mikhail, décidé à ne pas céder avant d’avoir eu des explications satisfaisantes.
— Si Hali n’est pas détruit, alors le monde que tu connais ne sera jamais.
— Je crois comprendre, dit doucement Marguerida. Quand je l’ai rencontrée dans mon esprit, la seule chose qu’elle était déterminée à faire, c’était de m’empêcher de la détruire – et si je n’existe jamais, elle n’a rien à craindre. Et donc, bien que je l’aie vaincue dans le surmonde à notre époque, elle pourrait encore… Oh, ma tête éclate !
Son calme s’évanouit sous l’assaut des idées qui fulguraient dans son esprit. C’en était trop, et Mikhail réalisa qu’elle était sur le point de s’évanouir.
Il la souleva dans ses bras et la porta jusqu’à la table. Puis il l’assit sur une chaise branlante, et la força à se pencher, la tête entre les jambes.
— Inspire profondément.
Elle protesta d’une voix étouffée.
— Ne discute pas ! Toi là-bas, apporte à manger à la damisela. Docilement, la servante traversa la salle en traînant les pieds, portant un grand bol de ragoût surmonté d’une grosse tranche de pain. Mikhail aida Marguerida à se redresser, et la regarda tendre une main tremblante vers la cuillère posée sur la table, la plonger dans le bol et la porter à sa bouche.
— Aïe ! C’est chaud !
La vieille posa un pichet sur la table, si plein qu’il déborda, Mikhail en remplit deux gobelets, en prit un qu’il porta à ses lèvres. Douce et fraîche, c’était la meilleure eau qu’il eût bue de sa vie. Il le vida d’un trait, sans remarquer que l’eau coulait sur son menton. Il s’essuya la bouche de sa manche, et se retourna face au vieillard.
Varzil le regardait, les yeux brillants et clairs.
— Maintenant, comment entends-tu accomplir ce miracle de la science des matrices, Varzil ?
L’eau semblait lui avoir éclairci les idées, mais il était toujours furieux contre le vieux tenerézu.
Ses lèvres s’étirèrent lentement en un sourire, comme s’il savourait une plaisanterie connue de lui seul.
— Avant tout, il faut vous marier.